Merveilles des sept jours
Essai par Candice Hopkins : Conversation avec mon cheval en sifflant l’air de Garry Owen
Au cours d’une rencontre où nous prenions le café avec Archer
Pechawis, l’automne dernier, il a utilisé un mot qui m’a fait
réfléchir pour décrire son interprétation, et l’œuvre Web
ultérieure, Horse. Il a parlé d’un don. Cette expression semble
plutôt simple, mais elle nous amène à voir que la pièce, en un sens,
a une existence en dehors de son créateur. Cette approche m’a paru
assez particulière. D’abord, elle suggère une inversion plutôt
délibérée de la relation hiérarchique entre une œuvre et un artiste.
Elle donne le pouvoir d’agir à l'œuvre, une latitude qui n’est pas
habituellement attribuée à un objet crée par un autre.
Alors que je portais une attention particulière au déroulement de la pièce, la signification de ce mot, ainsi que sa capacité implicite, se mit à avoir un sens. Essentiellement, Horse porte sur l’interversion des relations de hiérarchie et de pouvoir. Le potentiel qu’a une petite action de changer le monde. Cet univers serait celui auquel on pourrait s’attendre si ce n’était pas Alice qui passait de l’autre côté du miroir, mais plutôt un individu de la tribu Cheyenne dominante, le clan Black Kettle. Voici ce qu’il constata.
Au début, l’histoire se déroule dans un esprit de simplicité. Racontée à l’aide d’une vidéo et du son, le narrateur de Horse, est un homme récemment allié au clan Black Kettle par le mariage. La pièce commence par un portrait de l’existence au cours de l’hiver de 1868, quatre ans après le massacre de Sand Creek, et peu après la signature du traité de Medecine Lodge. Sand Creek, comme on le sait maintenant, fut un des plus terribles massacres du peuple autochtone de l’histoire des États-Unis. Et le traité de Medecine Lodge était une mauvaise affaire pour les Amérindiens, comme ce fut le cas avec tous les traités de cette époque. (Ce traité réduisait l’étendue des réserves amérindiennes, et du coup, rapprochait les signataires à proximité des autres groupes qui rivalisaient pour obtenir des ressources en baisse. Cette mesure généra des affrontements et des tensions inévitables.) Les trois traités, qui collectivement composaient le traité de Medecine Lodge, ne seront pas ratifiés en raison de différends internes. Au fond, ces traités ne favorisaient pas vraiment les ententes parmi les différents groupes, mais ont plutôt eu l’effet d’élargir le fossé entre les chefs des tribus démocrates Kiowa, Comanche, Apache des plaines, Cheyenne du Sud, Arapaho du Sud, et leurs habitants. Le narrateur était de ceux qui résistaient à la signature du traité de Medecine Lodge. Cependant, c’était l’hiver de 1868 et le peuple en avait assez des combats et des morts, il cherchait la paix là où il le pouvait.
Autour du mois de novembre de cette année-là, le monde a un tout petit peu basculé – mais pour un moment seulement. L’incident a eu lieu sur la Washita River, près de Cheyenne dans l’Oklahoma d’aujourd’hui. Cette interprétation nécessite la participation d’une antilope parlante, des chevaux visionnaires, une chanson à boire irlandaise, une fanfare, George Armstrong Custer, et un groupe de Cheyennes d’esprit vif. En effet, les Cheyennes se trouvaient probablement au mauvais endroit et au mauvais moment.
Le narrateur donne, certes, la meilleure présentation du dénouement ce jour-là, mais un résumé pourrait ressembler à ceci : un jour, alors qu’il était sorti chasser, l’homme rencontra trois antilopes et ne put en tuer que deux. (Ce fut une heureuse circonstance puisqu’il y avait environ cinquante loges amérindiennes et deux autres au moins appartenant aux Arapahos et Lakotas en visite cet hiver-là. On comptait alors environ deux cent cinquante personnes dans le camp de Black Kettle.) C’est au moment où l’homme ne réussit pas à tuer la troisième antilope que l’affaire se compliqua un peu. Avant de s’enfuir, l’antilope se retourna pour le regarder et parla. Elle dit un mot : « bientôt ». Ce mot mettra en branle toute une suite d’événements.[1]
Mais d’abord, un peu de contexte.
L’histoire de la bataille de Washita River est bien connue. Les historiens continuent à questionner s’il y a vraiment eu un massacre, mais on peut établir les faits comme ceci : au petit matin, le 27 novembre 1868, le 7e régiment de cavalerie des États-Unis, dirigé par le lieutenant-colonel George Armstrong Custer, attaqua le village de Black Kettle installé en campement pour l’hiver le long de la Washita River – la Lodgepole River, en ce temps. Entre soixante et cent cinquante hommes, femmes et enfants furent tués. (Le décompte varie beaucoup, car tout dépend de qui faisait le compte. À ce jour, le nombre final n’est toujours pas vérifié.) Le village avait décidé de faire la paix avec les États-Unis, et pour signifier cette intention, sous l’ordre d’agents amérindiens, ils firent flotter visiblement un drapeau américain. Peu après le début de la tuerie, le camp hissa rapidement un autre drapeau blanc qui passa inaperçu (ou fut ignoré) de Custer, qui continua sa marche au combat. La flammèche qui suscita l’attaque de Custer provenait d’un groupe d’environ cent cinquante Cheyennes (quelques-uns de la bande de Black Kettle) qui avait mené des raids sur les camps et villages à proximité. L’ironie veut que, quelques jours auparavant, Black Kettle se préparait à réprimander ces voyous et à réitérer son accord de paix avec les États-Unis. La plupart des Cheyennes qu’attaqua Custer n’étaient pas armés. Croyant être en temps paix, ils n’eurent aucune chance. Black Kettle et sa femme, Medecine Woman Later, furent parmi les premiers à mourir.
L’histoire que raconte le narrateur se termine, par contre, un peu différemment. Dans cette interprétation, Custer ne gagne pas, mais les Amérindiens non plus. Ce sont plutôt les bêtes de somme, les Horse People, qui changent le cours de l’histoire. L’homme raconte que pendant le combat, les chevaux, un après l’autre, commencent à se rebeller. Désarçonnant violemment leurs cavaliers, les chevaux se mettent à repousser les soldats qu’ils frappent à coups de sabot et mordent avec leurs dents. Cette intervention a pour résultat d’épargner les habitants du village de Black Kettle d’une mort certaine. Cette résistance s’avère coûteuse aux Horse People et cause bien des morts et des blessés. Leur intention, pourtant, comme nous l’apprenons plus tard, n’était pas simplement de gagner la bataille; cela n’entrait que pour peu en ligne de compte. En effet, l’événement fut orchestré pour attirer l’attention des Cheyennes et leur faire écouter ce qu’ils avaient à dire. Les Horse People, en fin de compte, présageaient un avenir ou les nouvelles technologies changeraient radicalement le cours de la vie humaine, rompant, à peu de choses près, notre rapport avec le monde naturel et ses remèdes. Ainsi, les gens de ce monde, en ne pensant qu’à eux-mêmes et à assouvir leurs besoins immédiats, demeureraient aveugles à ces changements.
Au cours de notre conversation, Archer m’a fait part du titre original de l’œuvre « Parler à mon cheval, siffler le Garryowen ». Le Garryowen est une adaptation d’une chanson à boire irlandaise que la fanfare militaire de Custer jouait en préparation d’une bataille et au cours de l’affrontement. (On ne peut que s’imaginer faire face à la mort avec cette étrange toile de fond sonore, trompettes coloniales et percussions, répercutées dans le paysage.) Ce titre est révélateur, car l’œuvre nous renvoie à la révolution américaine et son histoire parallèle concernant les Amérindiens et la dépossession de leurs terres. Plus important peut-être, elle démontre le rapport entre les traditions orales et la technologie. L’œuvre, comme plusieurs projets de Pechawi dans le passé, évolue dans un espace transitionnel. Interrogeant parfaitement le présage des Horse People, l’œuvre vit là où « la culture Cri croise la ruée des technologies du millénaire »[2]
1. Donnant un aperçu des rapports entre les êtres humains et la nature selon une vision du monde autochtone, Loretta Todd, réalisatrice Crie, auteure et théoricienne, avait écrit ceci :
Il peut s’avérer désirable de dresser des parallèles entre les concepts autochtones de transformation, ou métamorphose, et de corps virtuel dans le cyberespace, mais cela serait simpliste. On peut en avoir un aperçu dans les rapports entre les animaux et les humains. Un chasseur ne réussit pas à avoir un animal parce qu’il est un tireur habile. On pourrait dire que l’animal choisit de se donner au chasseur pour souligner une « vieille entente », une relation symbiotique où communiquent les animaux et les humains.
Provient d’un essai de Loretta Todd : « Narratives in Cyberspace », reproduit dans Transference, Tradition and Technology (Banff : Walter Phillips Gallery Editions, Indegenous Media Arts Group, and Art Gallery of Hamilton, 2005), 156.
2. Citation de l’artiste, s.d.
Alors que je portais une attention particulière au déroulement de la pièce, la signification de ce mot, ainsi que sa capacité implicite, se mit à avoir un sens. Essentiellement, Horse porte sur l’interversion des relations de hiérarchie et de pouvoir. Le potentiel qu’a une petite action de changer le monde. Cet univers serait celui auquel on pourrait s’attendre si ce n’était pas Alice qui passait de l’autre côté du miroir, mais plutôt un individu de la tribu Cheyenne dominante, le clan Black Kettle. Voici ce qu’il constata.
Au début, l’histoire se déroule dans un esprit de simplicité. Racontée à l’aide d’une vidéo et du son, le narrateur de Horse, est un homme récemment allié au clan Black Kettle par le mariage. La pièce commence par un portrait de l’existence au cours de l’hiver de 1868, quatre ans après le massacre de Sand Creek, et peu après la signature du traité de Medecine Lodge. Sand Creek, comme on le sait maintenant, fut un des plus terribles massacres du peuple autochtone de l’histoire des États-Unis. Et le traité de Medecine Lodge était une mauvaise affaire pour les Amérindiens, comme ce fut le cas avec tous les traités de cette époque. (Ce traité réduisait l’étendue des réserves amérindiennes, et du coup, rapprochait les signataires à proximité des autres groupes qui rivalisaient pour obtenir des ressources en baisse. Cette mesure généra des affrontements et des tensions inévitables.) Les trois traités, qui collectivement composaient le traité de Medecine Lodge, ne seront pas ratifiés en raison de différends internes. Au fond, ces traités ne favorisaient pas vraiment les ententes parmi les différents groupes, mais ont plutôt eu l’effet d’élargir le fossé entre les chefs des tribus démocrates Kiowa, Comanche, Apache des plaines, Cheyenne du Sud, Arapaho du Sud, et leurs habitants. Le narrateur était de ceux qui résistaient à la signature du traité de Medecine Lodge. Cependant, c’était l’hiver de 1868 et le peuple en avait assez des combats et des morts, il cherchait la paix là où il le pouvait.
Autour du mois de novembre de cette année-là, le monde a un tout petit peu basculé – mais pour un moment seulement. L’incident a eu lieu sur la Washita River, près de Cheyenne dans l’Oklahoma d’aujourd’hui. Cette interprétation nécessite la participation d’une antilope parlante, des chevaux visionnaires, une chanson à boire irlandaise, une fanfare, George Armstrong Custer, et un groupe de Cheyennes d’esprit vif. En effet, les Cheyennes se trouvaient probablement au mauvais endroit et au mauvais moment.
Le narrateur donne, certes, la meilleure présentation du dénouement ce jour-là, mais un résumé pourrait ressembler à ceci : un jour, alors qu’il était sorti chasser, l’homme rencontra trois antilopes et ne put en tuer que deux. (Ce fut une heureuse circonstance puisqu’il y avait environ cinquante loges amérindiennes et deux autres au moins appartenant aux Arapahos et Lakotas en visite cet hiver-là. On comptait alors environ deux cent cinquante personnes dans le camp de Black Kettle.) C’est au moment où l’homme ne réussit pas à tuer la troisième antilope que l’affaire se compliqua un peu. Avant de s’enfuir, l’antilope se retourna pour le regarder et parla. Elle dit un mot : « bientôt ». Ce mot mettra en branle toute une suite d’événements.[1]
Mais d’abord, un peu de contexte.
L’histoire de la bataille de Washita River est bien connue. Les historiens continuent à questionner s’il y a vraiment eu un massacre, mais on peut établir les faits comme ceci : au petit matin, le 27 novembre 1868, le 7e régiment de cavalerie des États-Unis, dirigé par le lieutenant-colonel George Armstrong Custer, attaqua le village de Black Kettle installé en campement pour l’hiver le long de la Washita River – la Lodgepole River, en ce temps. Entre soixante et cent cinquante hommes, femmes et enfants furent tués. (Le décompte varie beaucoup, car tout dépend de qui faisait le compte. À ce jour, le nombre final n’est toujours pas vérifié.) Le village avait décidé de faire la paix avec les États-Unis, et pour signifier cette intention, sous l’ordre d’agents amérindiens, ils firent flotter visiblement un drapeau américain. Peu après le début de la tuerie, le camp hissa rapidement un autre drapeau blanc qui passa inaperçu (ou fut ignoré) de Custer, qui continua sa marche au combat. La flammèche qui suscita l’attaque de Custer provenait d’un groupe d’environ cent cinquante Cheyennes (quelques-uns de la bande de Black Kettle) qui avait mené des raids sur les camps et villages à proximité. L’ironie veut que, quelques jours auparavant, Black Kettle se préparait à réprimander ces voyous et à réitérer son accord de paix avec les États-Unis. La plupart des Cheyennes qu’attaqua Custer n’étaient pas armés. Croyant être en temps paix, ils n’eurent aucune chance. Black Kettle et sa femme, Medecine Woman Later, furent parmi les premiers à mourir.
L’histoire que raconte le narrateur se termine, par contre, un peu différemment. Dans cette interprétation, Custer ne gagne pas, mais les Amérindiens non plus. Ce sont plutôt les bêtes de somme, les Horse People, qui changent le cours de l’histoire. L’homme raconte que pendant le combat, les chevaux, un après l’autre, commencent à se rebeller. Désarçonnant violemment leurs cavaliers, les chevaux se mettent à repousser les soldats qu’ils frappent à coups de sabot et mordent avec leurs dents. Cette intervention a pour résultat d’épargner les habitants du village de Black Kettle d’une mort certaine. Cette résistance s’avère coûteuse aux Horse People et cause bien des morts et des blessés. Leur intention, pourtant, comme nous l’apprenons plus tard, n’était pas simplement de gagner la bataille; cela n’entrait que pour peu en ligne de compte. En effet, l’événement fut orchestré pour attirer l’attention des Cheyennes et leur faire écouter ce qu’ils avaient à dire. Les Horse People, en fin de compte, présageaient un avenir ou les nouvelles technologies changeraient radicalement le cours de la vie humaine, rompant, à peu de choses près, notre rapport avec le monde naturel et ses remèdes. Ainsi, les gens de ce monde, en ne pensant qu’à eux-mêmes et à assouvir leurs besoins immédiats, demeureraient aveugles à ces changements.
Au cours de notre conversation, Archer m’a fait part du titre original de l’œuvre « Parler à mon cheval, siffler le Garryowen ». Le Garryowen est une adaptation d’une chanson à boire irlandaise que la fanfare militaire de Custer jouait en préparation d’une bataille et au cours de l’affrontement. (On ne peut que s’imaginer faire face à la mort avec cette étrange toile de fond sonore, trompettes coloniales et percussions, répercutées dans le paysage.) Ce titre est révélateur, car l’œuvre nous renvoie à la révolution américaine et son histoire parallèle concernant les Amérindiens et la dépossession de leurs terres. Plus important peut-être, elle démontre le rapport entre les traditions orales et la technologie. L’œuvre, comme plusieurs projets de Pechawi dans le passé, évolue dans un espace transitionnel. Interrogeant parfaitement le présage des Horse People, l’œuvre vit là où « la culture Cri croise la ruée des technologies du millénaire »[2]
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1. Donnant un aperçu des rapports entre les êtres humains et la nature selon une vision du monde autochtone, Loretta Todd, réalisatrice Crie, auteure et théoricienne, avait écrit ceci :
Il peut s’avérer désirable de dresser des parallèles entre les concepts autochtones de transformation, ou métamorphose, et de corps virtuel dans le cyberespace, mais cela serait simpliste. On peut en avoir un aperçu dans les rapports entre les animaux et les humains. Un chasseur ne réussit pas à avoir un animal parce qu’il est un tireur habile. On pourrait dire que l’animal choisit de se donner au chasseur pour souligner une « vieille entente », une relation symbiotique où communiquent les animaux et les humains.
Provient d’un essai de Loretta Todd : « Narratives in Cyberspace », reproduit dans Transference, Tradition and Technology (Banff : Walter Phillips Gallery Editions, Indegenous Media Arts Group, and Art Gallery of Hamilton, 2005), 156.
2. Citation de l’artiste, s.d.